XIII
Le Jour Du Jugement

 

John Adams ne prit même pas la peine de s’asseoir confortablement à son bureau. C’était en principe une procédure de routine. Quill lirait l’acte d’accusation. Le jeune avocat de la défense annoncerait si son client plaidait coupable ou non. Ils auraient repassé la porte d’ici quelques minutes.

Tout commença comme prévu. Quill lut l’acte d’accusation. La liste habituelle d’allégations de commerce avec Satan. Mais, comme il devenait clair qu’il s’agissait davantage d’une péroraison que d’une simple lecture, John le fit se rasseoir d’un coup de marteau. « Je crois que nous avons entendu l’ensemble des charges et que vous attaquez déjà votre réquisitoire, maître Quill.

— Pour une parfaite compréhension des chefs d’accusation. Votre Honneur, je…

— Je comprends parfaitement les chefs d’accusation, tout comme le prévenu, le coupa John. Nous entendrons votre exposé des détails plus tard, j’en suis sûr. Que répond le prévenu aux chefs d’accusation ? »

En-Vérité Cooper se leva de son siège d’un mouvement harmonieux, en véritable homme du monde. Par contraste, le forgeron dégingandé avait l’air de se déplier, de s’extirper de son fauteuil comme une tortue de sa carapace. Ses chaînes cliquetèrent bruyamment.

« Alvin Smith, que plaidez-vous ? demanda John.

— Non coupable, Votre Honneur. »

Alvin se rassit, et John commença d’annoncer le programme du lendemain, jour d’ouverture du procès. Il s’aperçut alors que Cooper était resté debout.

« Qu’y a-t-il, maître Cooper ?

— Je crois qu’il est de coutume d’entendre les requêtes.

— On n’accède jamais aux requêtes formelles de relaxe dans les procès en sorcellerie », lui rappela John.

Cooper ne bougea pas. Il attendait.

« D’accord, voyons voir ces requêtes. »

Cooper s’approcha du juge auquel il remit plusieurs requêtes rédigées d’une écriture élégante.

« Qu’est-ce que c’est, tout ça ? demanda Quill.

— On dirait, fit John, que le prévenu dépose quelques requêtes intéressantes. D’accord, maître Cooper. Assouvissez donc la curiosité de maître Quill et faites-nous-en lecture.

— D’abord, puisque le ministère public a l’intention de poursuivre un témoin figurant dans les registres de la paroisse sous le nom de Purity Orphelan en s’appuyant sur les mêmes éléments que pour mon client, la défense demande que les deux affaires n’en fassent qu’une.

— C’est ridicule, fit Quill. Purity est notre témoin principal et la défense le sait. »

John était amusé par la manœuvre de Cooper et se délectait de l’indignation de Quill. « Seriez-vous en train de dire, maître Quill, que vous n’envisagez pas de juger mademoiselle Purity à partir des mêmes éléments ?

— Je dis que c’est sans rapport avec ce procès.

— Je crois que mademoiselle Purity devrait avoir les droits d’une prévenue dans cette salle d’audience, reprit Cooper, car le témoignage qu’elle apporte ne devrait pas pouvoir ensuite se retourner contre elle dans son propre procès. »

Avant que Quill ait le temps de répondre, John lui demanda sèchement : « Maître Quill, j’ai envie de satisfaire à cette requête, à moins que vous ne soyez disposé à concéder l’abandon irrévocable de toutes les charges contre mademoiselle Purity auxquelles pourraient donner lieu son témoignage dans ce procès. » Quill fut interloqué, mais un instant seulement. On devinait sans peine ce qu’il pensait durant ce moment d’hésitation : Était-il plus important de garder deux procès distincts que de pouvoir vraiment juger Purity ? « Je n’ai aucune intention d’accorder le non-lieu à une sorcière qui a avoué. »

John donna des coups de son marteau. « Requête accordée. Mademoiselle Purity est-elle dans la salle ? »

Une jeune fille craintive à l’air fatigué se leva de sa place derrière le banc du procureur.

« Mademoiselle Purity, fit John, acceptez-vous un procès commun ? Et, si oui, acceptez-vous que maître En-Vérité Cooper vous représente en même temps qu’Alvin Smith ? »

Quill émit une objection. « Ses intérêts sont différents de ceux d’Alvin Smith.

— Non, ce n’est pas vrai, dit Purity d’une voix hardie qui surprit. J’accepte les deux, monsieur.

— Prenez place à la table de la défense », fit John.

Ils attendirent pendant qu’elle s’asseyait de l’autre côté d’En-Vérité Cooper. John les laissa quelques instants chuchoter entre eux. Ce fut Quill qui rompit le silence. « Votre Honneur, j’ai le sentiment qu’il me faut protester contre cette procédure irrégulière.

— Je regrette que vous ayez ce sentiment. Faites-moi savoir quand vous ne tiendrez plus. »

Quill se rembrunit. « Très bien, Votre Honneur. Alors, je proteste.

— Protestation notée. Mais notez aussi que la cour désapprouve le procédé qui consiste à abuser un témoin en le faisant témoigner dans le procès d’un autre pour mieux utiliser ce même témoignage dans son propre procès. Je crois que c’est monnaie courante dans les procès en sorcellerie.

— C’est une pratique que justifie la difficulté d’obtenir des preuves des œuvres de Satan.

— Oui, fit John. Une difficulté bien connue. Tant de choses en dépendent, vous ne trouvez pas ? Requête suivante, maître Cooper.

— Maître Quill ayant ouvertement et publiquement enfreint les lois contre l’extraction de témoignages sous la torture, je demande que toutes les déclarations obtenues de l’un ou l’autre de mes clients au cours ou à la suite de cette torture soient rayées de ce procès. »

Quill bondît sur ses pieds. « Aucune douleur physique n’a été infligée aux prévenus, Votre Honneur ! Personne ne les en a même menacés ! La loi a été strictement respectée. »

Quill avait raison, John le savait, s’il fallait en croire plus d’un siècle de précédents depuis la loi contre la torture promulguée après le fiasco de Salem. Les sorceleurs prenaient bien garde de ne pas dépasser les bornes.

« Votre Honneur, dit Cooper, je prétends que l’usage de faire courir un inculpé jusqu’à l’épuisement extrême relève en fait de la torture, aussi je propose qu’on le considère comme telle et qu’il tombe sous le coup de la loi au même titre que les autres formes de torture interdites.

— La loi dit ce qu’elle dit ! rétorqua Quill.

— Calmez-vous, maître Quill, fit John. Maître Cooper, la loi est claire sur la question. »

Cooper lut alors d’un trait une série de citations de droit contractuel sur les tentatives de détournement des termes d’un contrat consistant à imaginer des pratiques qui, sans être expressément interdites, bravaient manifestement l’esprit dudit contrat. « Le principe veut, quand on se livre à des pratiques dans le seul but de tourner une obligation légale, que ces pratiques soient considérées comme des délits.

— Il s’agit de droit contractuel, fit Quill. C’est sans rapport.

— Vous vous trompez, dit Cooper. La loi contre la torture est un contrat passé entre le gouvernement et la population garantissant aux innocents qu’on ne les forcera pas sous la torture à porter de faux témoignages contre eux-mêmes ou autrui. C’est une pratique courante chez les sorceleurs d’employer de nouveaux moyens de torture imaginés après la promulgation de la loi, donc absents de la liste des actes prohibés mais aux mêmes effets pernicieux. Autrement dit, le procédé habituel de faire courir le témoin d’un procès en sorcellerie vise exactement les mêmes objectifs que les tortures expressément interdites : arracher un témoignage de sorcellerie sans souci de savoir si d’autres preuves l’étayent. »

Quill tempêta un bon moment après cette déclaration, et John le laissa cracher sa bile tandis que le greffier griffonnait avec ardeur. Rien de ce que disait Quill ne ferait la moindre différence. John savait qu’en termes de vérité et de vertu, la position de Cooper était solide. Il savait aussi que l’aspect légal était beaucoup moins évident. En se servant dans le droit en sorcellerie – branche du droit ecclésiastique – de précédents puisés dans le droit contractuel, John s’exposerait à l’accusation d’avoir jeté délibérément la confusion, car où s’arrêteraient de telles manœuvres ? Toutes les traditions juridiques s’embrouilleraient irrémédiablement, et qui serait alors capable d’apprendre assez de droit pour exercer dans le moindre tribunal ? Ce serait de sa part un pas terriblement radical à franchir. John ne s’inquiétait pourtant pas des critiques ni des blâmes. Il était vieux, et, si on décidait de ne pas le suivre dans cette voie, tant pis. Non, la vraie question, c’était de savoir s’il fallait risquer de mettre à mal tout le système juridique afin d’instruire plus équitablement les affaires de sorcellerie.

Lorsque Quill se calma enfin, John n’avait toujours pas pris parti. « La cour va étudier cette requête attentivement et donnera sa décision ultérieurement si aucune des autres requêtes ne s’y oppose. »

Cooper était visiblement déçu ; Quill n’était guère soulagé. « Votre Honneur, l’idée même d’examiner cette requête est…»

John le réduisit au silence d’un coup de marteau. « Requête suivante, maître Cooper. »

L’avocat se leva et se lança dans un chapelet de citations d’affaires obscures jugées par des tribunaux anglais. John, qu’avantageait la requête écrite posée devant lui, se réjouissait de voir Quill comprendre peu à peu quel coup préparait son adversaire. « Votre Honneur, finit par dire le sorceleur en interrompant Cooper, l’avocat de la défense suggère-t-il sérieusement qu’on interdise à l’interrogateur de venir témoigner ?

— Écoutons-le jusqu’au bout et nous verrons, dit John.

— Donc, Votre Honneur, reprit Cooper, les interrogateurs des procès en sorcellerie, tous sans exception des professionnels dont l’emploi dépend, non pas de la découverte de la vérité, mais de l’obtention de verdicts de culpabilité, sont des parties intéressées dans l’action en justice. Nulle part dans les annales des cent dernières années on ne mentionne un sorceleur qui aurait reconnu au cours d’un interrogatoire l’innocence d’un inculpé de sorcellerie. Par ailleurs, il existe une habitude bien ancrée chez les sorceleurs de broder sur les témoignages ; dans deux affaires seulement les charges de commerce avec Satan figuraient dans le témoignage original, et il s’est avéré qu’il s’agissait dans l’une comme l’autre de falsifications intentionnelles. Le procédé est clair : tous les procès en sorcellerie légitimes s’ouvrent sans rien de plus répréhensible à juger que l’usage d’un talent. Les témoignages mentionnant Satan n’apparaissent qu’à l’arrivée de l’interrogateur et sont présentés à la cour de deux manières seulement : à travers le propre témoignage de l’interrogateur contredisant un témoin ou prévenu qui nie toute implication avec le démon, ou à travers celui de témoins dont l’aveu d’un tel commerce participe d’une confession considérée comme repentir, à la suite de quoi on abandonne les charges. Bref, Votre Honneur, les archives sont claires. La preuve d’un commerce satanique dans tous les procès en sorcellerie de Nouvelle-Angleterre est fournie par les sorceleurs eux-mêmes et par ceux qui, craignant la mort, se plient à leur volonté et font les seuls aveux qu’acceptent leurs tourmenteurs.

— Il demande à cette cour de renier les fondements mêmes du droit de la sorcellerie ! s’écria Quill. Je demande à cette cour de désavouer l’objectif manifeste du Parlement et de l’Assemblée du Massachusetts ! »

John faillit éclater de rire. Cooper était d’une audace extrême.

Il ne cherchait pas uniquement le renvoi sans procès de l’affaire, il voulait que le juge statue de telle façon qu’il ne soit plus jamais possible de tenir un autre procès en sorcellerie. À condition, s’entend, que la décision de John fasse jurisprudence.

Une pensée lui vint : Il m’offre l’occasion d’accomplir une action d’éclat dans les dernières années de ma vie.

« Vous portez contre maître Quill des accusations de fautes graves, dit-il. Si je devais donner suite à cette requête, je n’aurais d’autre choix que de lui retirer le droit d’exercer et d’engager contre lui des poursuites pour parjure, pour commencer.

— J’ai agi selon les meilleures traditions de ma profession ! brailla Quill. C’est un scandale !

— Néanmoins, poursuivit John, ces accusations graves sont de nature à remettre en question toute la procédure contre monsieur Alvin Smith et mademoiselle Purity. Car j’ai le sentiment que, si je devais satisfaire à l’une ou l’autre de ces deux requêtes, la suivante me demanderait la stricte observation des lois sur la sorcellerie.

— Oui, Votre Honneur, dit Cooper.

— La stricte observation, c’est justement ce que je réclame, moi ! s’exclama Quill.

— Vous réclamez la stricte observation de la loi contre la torture, répliqua John. Les cours de justice savent depuis longtemps que la stricte observation du droit en sorcellerie exige pour une condamnation la preuve non seulement qu’existent des pouvoirs magiques, mais aussi que de tels pouvoirs sont le fruit de l’influence et de la puissance de Satan.

— Ce n’est pas une exigence, c’est une condition expresse ! brailla Quill.

— Ne criez pas, maître Quill, fit John. La justice est peut-être aveugle, mais pas sourde.

— Je vous demande pardon.

— La chose excite peut-être votre colère, maître Quill, mais elle est reconnue depuis longtemps : la stricte observation du texte traditionnel du droit en sorcellerie amène à la conclusion que le rôle de Satan n’est pas une condition expresse, mais qu’il doit être prouvé. Que la possession d’un don extraordinaire ne constitue pas la preuve a priori d’une présence satanique, et que le phénomène résulte en particulier de la tradition du droit ecclésiastique qui doit toujours envisager la possibilité d’un miracle dû à la foi en Jésus-Christ et à une intervention céleste.

— Est-ce la théorie de la défense, que ces deux sorciers auraient opéré des miracles par le pouvoir du Christ ? » Quill posa la question comme s’il n’avait jamais rien entendu d’aussi absurde. Mais ses paroles restèrent en suspens, sans réponse, non contestées, et il obtint l’effet inverse de celui escompté. John savait qu’on aurait éclairci au moins un point important au tribunal aujourd’hui : des gens investis du pouvoir de Dieu pouvaient se voir accusés de sorcellerie si on laissait faite les sorceleurs.

Beau travail, maître Cooper.

« La cour décrète qu’il faut statuer sur les requêtes présentées par la défense avant que le procès puisse reprendre. En conséquence, j’ordonne à l’huissier de renvoyer les jurés chez eux et de faire évacuer la salle, de crainte que le débat sur les preuves qui va avoir lieu influence le procès éventuel. Nous reprendrons à midi. Je recommande à tous de déjeuner tôt parce que j’ai l’intention de régler ces questions avant d’ajourner ce soir. »

Bang, fit le marteau, et John se leva de son siège pour regagner le cabinet du juge presque en dansant. Qui aurait cru qu’un méchant petit procès en sorcellerie prendrait soudain de telles proportions ? John avait rendu des non-lieux pour insuffisance de preuves dans les deux procès qu’il avait présidés jusque-là, mais dans les deux cas il l’avait fait pour cause de contradiction dans la déposition d’un témoin, et ses jugements n’avaient pas créé de précédent. Cooper avait initié une situation autrement plus redoutable ; accéder à une seule de ses requêtes sur les éléments de preuves pouvait détruire les lois sur la sorcellerie et les rendre inapplicables. Et vu le climat politique en Nouvelle-Angleterre, il y avait peu de chances pour qu’un corps législatif les rétablisse, pas sans garanties sévères qui élimineraient toutes les petites astuces de l’arsenal des sorceleurs. Ce qu’on faisait en Angleterre, évidemment était peut-être tout différent. Mais si John connaissait bien son fils Quincy, l’Assemblée du Massachusetts réagirait aussitôt et, avant même que le Parlement se soit penché sur la question, un nouvel arrêté serait instauré en Nouvelle-Angleterre. Les parlementaires se trouveraient alors dans la position délicate de devoir répudier une loi née chez eux, là où la vie chrétienne passait pour la plus pure. Il y avait de fortes chances pour que tout se termine ici même, aujourd’hui.

John disparaissait presque parmi les coussins de son fauteuil de peluche prévu pour des hommes plus imposants que lui. Il ferma les yeux et sourit. Dieu avait un rôle à lui faire jouer, après tout.

 

*

 

Purity n’avait aucune idée du plan d’En-Vérité Cooper. Tout ce qu’elle savait, c’est que Quill l’avait en horreur. Par conséquent, si Quill l’avait en horreur, elle se devait de l’approuver. Et puis elle voyait bien que l’Anglais ne nourrissait aucune mauvaise intention envers elle, pas plus qu’Alvin pourtant enchaîné par sa faute. Quand même, elle se sentait mal à l’aise, assise à côté de ces hommes qu’elle avait accusés. Si elle avait su où allaient mener ses accusations au moment où elle les avait portées… Elle voulut leur expliquer.

« Nous sommes au courant, dit En-Vérité Cooper. N’y pensez plus.

— Ousqu’est le manger ? demanda Alvin. On a pas des masses de temps.

— Je ne sais pas pourquoi vous m’aidez, fit Purity.

— Il vous aide pas, lança Alvin. Il veut changer l’monde.

— Alvin a des soucis avec l’autorité, dit En-Vérité. Il n’aime pas qu’on s’occupe de tout à sa place.

— J’veux qu’on s’occupe de m’quérir à manger. J’commence à trouver c’te table drôlement appétissante. »

À ce moment l’huissier s’approcha et leur demanda s’ils souhaitaient déjeuner dans la prison, séparément, où ici même à la table de la défense, autour d’un repas de pique-nique offert par plusieurs dames de Cambridge dont sa propre épouse.

« Une attention admirable », fit En-Vérité.

L’huissier eut un grand sourire. « Ma femme était au terrain communal hier. Pour elle, vous êtes Galaad. Ou Perceval.

— Voulez-vous la remercier pour moi ? Pour nous tous ? »

Bientôt pain, fromage et fruits d’été couvrirent la table, et Alvin se mit à manger avec une voracité d’adolescent. Purity eut beaucoup plus de mal à trouver l’appétit mais, lorsqu’elle eut le goût des poires et du fromage dans la bouche, elle s’aperçut qu’elle était plus affamée qu’elle n’avait cru.

« Je ne sais pas, fit-elle, pourquoi vous devriez me pardonner.

— Oh, on vous pardonne, fit Alvin. On fait même plusse que vous pardonner. Le gars En-Vérité, icitte, vous l’obsédez pour de bon. »

L’avocat se contenta de sourire, les yeux pétillants. « Alvin ne se sent pas dans son assiette, dit-il. Il n’aime pas les prisons.

— Vous êtes déjà allé en prison ? demanda Purity.

— Il a été acquitté de toutes les accusations, dit En-Vérité. Ce qui prouve que je suis un bon avocat.

— Ce qui prouve que j’étais innocent, fit Alvin. Un avantage que j’ai pas ce coup-ci. »

Cette fois seulement En-Vérité parut contrarié. « Si tu te crois coupable, pourquoi as-tu plaidé le contraire ? lança-t-il d’un ton sec.

— J’suis pas coupable de sorcellerie. Pour cause d’observation stricte ou aut’ chose. Mais les affaires que mademoiselle Purity a racontées sus moi, ben, toi et moi on connaît que c’est vrai. » Pour preuve, il se débarrassa de la menotte de sa main droite comme si elle était faite d’argile.

Purity sursauta. Elle n’avait jamais vu un tel pouvoir. Même en entendant le récit d’Arthur au bord du fleuve, elle n’avait pas imaginé qu’Alvin imposait sa volonté au métal aussi facilement. Pas d’incantations, aucun signe d’effort.

« Mademoiselle Purity n’en revient pas, dit En-Vérité.

— D’après vous, fit Alvin, est-ce que j’dois étaler du fer sus mon pain et l’manger ?

— Ne joue pas les m’as-tu-vu », dit En-Vérité.

Alvin se renversa dans son fauteuil et mangea une épaisse tranche de pain au fromage – une posture qu’il n’aurait pas pu prendre avec ses menottes. La bouche pleine, il continua quand même de parler. « M’est avis qu’il fallait vous l’rappeler, mademoiselle Purity : ce que vous avez raconté sus mon compte, c’était vrai. Faut pas vous en vouloir d’avoir dit la vérité. »

Purity s’aperçut qu’elle était au bord des larmes. « Tout va de travers, dit-elle.

— Vous avez raison, fit Alvin, mais d’la même manière partout. C’est ce qui rend les voyages intéressants.

— Je sais que vous ne me voulez que du bien, tous les deux. Mais vous êtes en colère l’un après l’autre. Je me demande pourquoi.

— En-Vérité Cooper s’figure qu’il est en amour avec vous », expliqua Alvin.

Purity ne sut que répondre. Tout comme En-Vérité qui rougissait tout en mangeant un morceau de poire. Mais qui ne contredit pas son ami.

« Ça m’embête pas qu’il tombe en amour, notez bien, reprit Alvin, et d’après ma femme vous êtes une bonne fille, loyale, intelligente, patiente et avec toutes les aut’ qualités que devra avoir la femme de monsieur Cooper.

— Je ne savais pas que je connaissais votre femme, monsieur dit Purity.

— Vous la connaissez pas. Vous vous rappelez donc pas ce qu’Arthur a dit sus elle ?

— Qu’elle est une bougie.

— Une torche.

— Par ici, en Nouvelle-Angleterre, on n’entend pas beaucoup parler des talents. D’étalons, oui, mais pas de talents. »

En-Vérité s’esclaffa de rire. « Je te l’avais dit qu’elle avait de l’humour, Al. »

Elle s’autorisa un léger sourire.

« Disons que, d’après Margaret, vous valez la peine que j’reste en prison un couple de nuits, fit Alvin.

— Vous m’avez soutenue, hier, pendant que nous courions, n’est-ce pas ? »

Alvin haussa les épaules. « Qui connaît votre résistance ? À un moment donné, tout l’monde abandonne et raconte ce que l’questionneux veut entendre.

— J’aimerais me croire capable de résister à la torture aussi bien que n’importe qui, dit Purity.

— C’est ça que j’veux dire, fit Alvin. Personne peut y résister si l’questionneux connaît son affaire. L’corps nous trahit. Y a pas grand monde qui s’en rend compte par rapport qu’on leur pose jamais une question importante. Et la plupart de ceux à qui on en pose, ils donnent la réponse que veut l’questionneux sans un brin de torture. Y a qu’les forts, les plus têtus, qui s’font torturer.

— Monsieur Cooper, dit Purity, vous ne croyez pas, j’espère, que j’accorde le moindre crédit aux plaisanteries de monsieur Smith sur vos sentiments pour moi. »

En-Vérité lui sourit. « Vous ne me connaissez pas, je ne peux donc guère m’attendre à ce qu’une idée pareille vous séduise.

— Au contraire, dit Purity, je vous connais très bien. Je vous ai vu au tribunal aujourd’hui, et aussi au terrain communal. Je sais quel genre d’homme vous êtes.

— Vous connaissez pas qu’il pète en dormant », dit Alvin.

Purity le regarda, consternée. « Comme tout le monde, répondit-elle, mais la plupart des gens n’éprouvent pas le besoin d’en parler à table. »

Alvin lui fit un grand sourire. « C’est jusse que j’voulais éviter qu’on tombe dans la bluette. Surtout durant qu’mon avocat, icitte, essaye de mettre le feu à la grange pour tuer les puces. »

Le visage d’En-Vérité s’assombrit. « Il ne s’agit pas de puces, comme tu dis, quand des innocents meurent et que d’autres se font parjures par peur.

— Comment faire la justice si des juges s’amusent à renverser les lois sitôt qu’un avocat leur fournit l’moindre prétexte ?

— C’est de la théorie, dit En-Vérité. Quand l’exercice de la loi mène à l’injustice, la loi doit changer.

— C’est à ça que sert le Parlement, dit Alvin. Et l’Assemblée.

— Quel homme politique oserait déclarer qu’il est en faveur de la sorcellerie ? »

La discussion aurait pu continuer, mais à cet instant la porte de la salle s’ouvrit. Entra Hezekiah Study. Il ne salua personne mais descendit l’allée d’un pas décidé tout droit vers un siège juste derrière la table de la défense. Il ne s’adressa qu’à En-Vérité Cooper.

« Ne faites pas cela, dit-il.

— Quoi donc ?

— Ne vous attaquez pas aux sorceleurs, dit-il. Traitez l’affaire. Ou, encore mieux, si votre client a vraiment le talent dont on l’accuse, débarrassez-vous des chaînes et partez d’ici. »

Alors seulement, Hezekiah remarqua la menotte tordue, déformée, qui gisait sur les genoux d’Alvin. Lequel lui sourit et s’enfourna d’un coup dans la bouche le dernier morceau de pain et de fromage.

« Excusez-moi, monsieur, mais qui êtes-vous ? demanda En-Vérité Cooper.

— C’est le révérend Study, le renseigna Purity. Il m’a conseillé de ne pas accuser Alvin de sorcellerie. Je regrette de ne pas l’avoir écouté à ce moment-là.

— Vous regretterez de ne pas m’avoir écouté maintenant, fit Hezekiah.

— J’ai la loi de mon côté, dit En-Vérité.

— Non, répliqua Hezekiah. Vous n’avez rien de votre côté.

— Monsieur, je connais mon affaire et je connais la loi.

— Moi aussi je la connaissais. J’ai essayé la même stratégie. »

En-Vérité était à présent intéressé. « Vous êtes avocat, monsieur ?

— J’étais avocat. J’ai renoncé pour devenir pasteur.

— Mais vous avez perdu un procès en sorcellerie, si je comprends bien ?

— J’ai voulu employer cette stricte observation de la loi qui vous plaît tant, dit Hezekiah. J’ai voulu démontrer que le témoignage du sorceleur était sujet à caution. Tout ce que vous faites.

— Et vous avez échoué ?

— Que faites-vous, demanda Hezekiah, si le sorceleur vous appelle, vous, à la barre ? »

En-Vérité le fixa sans rien dire.

« Le sorceleux peut appeler mon avocat ? s’enquit Alvin.

— C’est le droit ecclésiastique, répondit Hezekiah. Un droit plus ancien que les avocats. Pas de privilège à moins d’être un pasteur ordonné.

— On vous a donc appelé à la barre, dit Purity. Mais qu’avez-vous dit ?

— Je ne pouvais dire que la vérité. J’avais vu mes clients se servir de leurs talents. Des talents inoffensifs ! Des dons de Dieu, je leur ai dit, mais il y avait mon témoignage. » Des larmes lui coulèrent sur les joues. « C’est ce qui les a envoyés à la potence. »

Purity pleurait aussi. « C’était quoi, leurs talents ?

— À qui ? demanda Alvin.

— Ma mère et mon père », répondit Purity en regardant Hezekiah pour obtenir une confirmation.

Le pasteur hocha la tête et détourna les yeux.

« Ils sont morts pour quoi ? demanda Purity. Quel était leur crime ?

— Ta mère guérissait les animaux, répondit Hezekiah. C’est ce qui l’a tuée. Un voisin rancunier a trop attendu, l’a appelée trop tard, et sa mule est morte, alors il a prétendu qu’avec l’aide de Satan elle jetait des sorts aux bêtes de tous ceux qui lui déplaisaient.

— Et mon père ?

— Il savait tirer des traits droits. »

Les mots restèrent un moment comme suspendus en l’air.

« C’est tout ? fit Alvin.

— Sur le papier. Dans la terre. Mieux qu’un géomètre. Ses clôtures faisaient merveille dans tout le voisinage. Il gagnait tous les ans le concours de labour à la fête de la paroisse. Personne ne traçait de sillons aussi rectilignes. Sa femme le chargeait toujours de couper le tissu quand elle cousait. Des gens se sont souvenus de son talent au moment du procès de sa femme, et il l’a reconnu tout de suite, il ne voyait aucun mal à cela puisqu’il ne faisait de tort à personne et n’en tirait pas avantage. Sauf à la fête. »

Purity eut de la peine à parler au milieu de ses larmes. « C’est à cause de ça qu’ils sont morts ?

— Ils sont morts à cause de la jalousie, répondit Hezekiah, de la soif de sang du sorceleur, et aussi de l’incompétence, de l’arrogance, de l’orgueil de leur avocat qui se disait leur ami mais a osé mettre leurs vies en danger pour mener un combat plus ambitieux. J’aurais pu leur obtenir le bannissement. Tout le monde les appréciait et le procès n’était pas populaire. Le sorceleur voulait un compromis. Mais j’avais ma cause à défendre. » Il étreignit les mains de Purity. « Je ne peux pas laisser cet homme commettre la même erreur avec toi ! J’ai passé ma vie à essayer de t’éviter le sort de tes parents, parce que tu es repérée, n’en doute pas. Quill sait qui tu es. À cause de toi, ils ne pouvaient pas pendre ta mère avant ta naissance, et l’indignation grandissait parmi la population. L’envie démangeait les gens de libérer tes parents de prison. Mais les sorceleurs ont fait appel aux autorités et ils ont exécuté les sentences sous bonne garde. Ensuite ils t’ont exilée de la région afin qu’on ne se rappelle pas le crime commis contre toi. Encore aujourd’hui, que Dieu protège le sorceleur qui passerait dans cette région du Netticut, parce que les habitants de là-bas connaissent la vérité.

— Alors c’était un peu une victoire, dit Purity d’une voix calme. Ils ne sont pas morts pour rien.

— Oui, mais ils sont morts, fit Hezekiah. Leurs accusateurs ont été mis au ban de la société jusqu’à ce qu’ils déménagent, mais eux vivent toujours, non ? Les sorceleurs ont perdu beaucoup de leur prestige, mais ils s’occupent toujours de sorcellerie, non ? À mon avis, c’est ce qui s’appelle mourir pour rien.

— C’est un procès différent, fit En-Vérité. Et un juge différent.

— C’est un homme honorable, tenu par la loi. Soyez-en sûrs.

— Les hommes honorables ne sont pas tenus par de mauvaises lois. »

Alvin eut un rire un peu méchant. « Si c’est ça, comment tu vas faire le tri entre les honorables et les pas honorables ? Qui donc est tenu par la loi, vu que toutes les lois sont mauvaises à un moment ou à un autre ?

— De quel côté es-tu ? demanda En-Vérité avec irritation.

— J’suis supposé bâtir une ville. Et si j’la bâtis pas sus la loi, j’vais la bâtir dessus quoi, moi ? Même Napoléon fait des lois qui l’tiennent, par rapport qu’y pas d’ordre sinon, c’est l’chaos d’un bout à l’autre.

— Alors tu préférerais qu’on te pende ? »

Alvin soupira et brandit la menotte tordue. « On va pas m’pendre.

— On le fera quand même, dit En-Vérité. Peut-être pas cette année, mais l’année prochaine ou celle d’après. Quelqu’un le fera. Tu l’as dit toi-même.

— Faut laisser les procès en sorcellerie disparaître tout seuls, dit Alvin.

— Comme disparaît l’esclavage ? » répliqua En-Vérité d’un ton moqueur.

La porte s’ouvrit une nouvelle fois. Les gens commençaient à revenir. L’huissier réapparut et nettoya la table. « Vous avez pas beaucoup mangé, dit-il.

— Moi, si », fit Alvin.

Hezekiah et Purity se tenaient toujours les mains par-dessus la barre de délimitation entre les spectateurs et la cour. « Vous d’mande pardon, dit l’huissier. C’est une prévenue maintenant. J’veux pas lui mettre des chaînes, mais elle a pas l’droit de toucher les gens au-delà d’la barre. »

Hezekiah hocha la tête et retira les mains.

L’huissier sortit avec le panier du pique-nique. Alvin se remit la menotte autour du poignet. Purity ne put s’empêcher de la tâter. Elle était à nouveau dure. Dure comme du fer.

Quill revint dans la salle d’audience en souriant.

Purity se retourna vers Hezekiah. « Vous vous trompez, vous savez, chuchota-t-elle. Ce n’est pas vous qui les avez pendus. »

Hezekiah secoua la tête.

« Je ne les ai pas connus, reprit-elle, mais je suis maintenant assise là où ils se sont assis, plus coupable qu’eux parce que c’est moi qui ai porté l’accusation. Et, je vous assure, ils savaient qui étaient leurs amis.

— Je n’étais pas leur ami.

— Ils savaient qui étaient leurs amis, répéta Purity, et moi aussi je le sais. Tout le monde a peut-être été indigné, mais personne n’a empêché la pendaison. Vous seul m’avez suivie ou retrouvée ici. Vous seul avez pris soin de m’élever à l’abri du danger. Vous avez donné des années de votre vie à leur enfant. Voilà un véritable ami. »

Hezekiah s’enfouit la figure dans les mains. Ses épaules tremblèrent, incapables de supporter le poids que la jeune femme venait de leur imposer. L’absolution était pour le moment un fardeau plus lourd que le sentiment de culpabilité.

 

*

 

Quill se leva dès que John Adams rappela la cour à l’ordre.

« Votre Honneur, j’ai une requête.

— Hors de propos, fit John.

— Votre Honneur, je crois que tout sera réglé lorsque nous appellerons maître En-Vérité Cooper à la barre ! C’est un point du droit ecclésiastique et il n’y a pas…»

John tapa de son marteau à coups redoublés jusqu’à ce que Quill se taise enfin.

« J’ai dit que votre requête est hors de propos.

— Il existe des précédents ! fit Quill, bouillant de rage.

— Pas du tout, répliqua John. Votre requête sera peut-être de propos quand nous reprendrons le procès d’Alvin Smith et Purity Orphelan. Mais pour l’instant nous entendons une autre requête, et dans cette procédure c’est moi qui pose les questions. Il n’y a pas de parties ni d’avocats, uniquement ma recherche personnelle de renseignements qui me permettront de prendre une décision. Alors vous allez vous rasseoir et ne plus bouger jusqu’à ce que je vous appelle pour vous interroger. Vous êtes à la même enseigne que tout le monde dans cette enceinte. Vous n’avez pas autorité pour présenter la moindre requête. Est-ce enfin clair dans votre tête, maître Quill ?

— Vous outrepassez vos pouvoirs, Votre Honneur !

— Huissier, ramenez des menottes et des fers. Si maître Quill ouvre encore la bouche, qu’on les lui enfile afin de lui rappeler qu’il n’a aucune autorité dans ce tribunal durant cette audition. »

Blême et tremblant, Quill se rassit.

L’audition se déroula sans heurts un certain temps. John interrogea d’abord Purity. Elle décrivit la nature des accusations qu’elle avait originellement portées, puis raconta comment Quill les avait déformées, comment il avait changé un innocent batifolage dans le fleuve en une orgie incestueuse et une paisible conversation sur la berge en un sabbat de sorciers. John la questionna sur les professeurs de l’université. Elle affirma qu’elle ne les avait jamais mentionnés et avait compris qu’on enquêtait sur leur compte seulement au moment où Quill lui avait demandé de les dénoncer, en particulier Emerson.

Puis on fit venir les professeurs, un à la fois, afin qu’ils relatent l’expérience de l’interrogatoire auquel les avait soumis Quill. Chacun déclara la même chose : on lui avait fait croire que des collègues avaient avoué et l’avaient compromis, et que son seul espoir était d’avouer et de se repentir. Aucun ne reconnut avoir dénoncé un seul confrère.

John se tourna alors vers Quill. « N’allez-vous pas le questionner, lui, d’abord ? fit le sorceleur en montrant Alvin du doigt.

— Avez-vous oublié qui nous entendons ? demanda John.

— Je veux seulement entendre s’il nie, lui, les accusations de sorcellerie !

— Vous le saurez au cours des débats, puisque l’accusé peut être appelé à témoigner contre lui-même dans les procès en sorcellerie.

— Vous le défendez, dit Quill.

— Vous mettez ma patience à rude épreuve, fit John. Posez la main sur la Bible et prêtez serment. »

Quill s’exécuta et l’interrogatoire commença. Le sorceleur répondit d’un air méprisant, se défendit d’avoir abusé quiconque. « C’est elle qui a mentionné Satan. Je devais me boucher les oreilles tant elle en parlait avec adoration. Elle voulait le connaître charnellement. Elle m’a même révélé que Satan lui avait enjoint de mentir et de prétendre que j’avais tout inventé, mais je n’avais pas peur parce que je savais que dans des tribunaux légitimes mon témoignage jouirait d’un plus grand crédit que le sien. »

John écoutait avec un certain calme alors que la déposition de Quill se faisait de plus en plus désagréable. « Ces professeurs ont exactement la conduite qu’on attend d’une assemblée de sorciers, disait-il. Je ne les aurais pas interrogés si la fille ne les avait pas dénoncés. Elle s’est ravisée aussitôt, bien sûr, et a voulu démentir, mais je savais ce qu’elle m’avait dit, et ça me suffisait. Ils ont beau le nier, plusieurs ont avoué, comme l’attestent mes dépositions à la cour. »

John saisit une pile de déclarations sous serment sur son bureau. « J’ai les dépositions en question et je les ai toutes lues.

— Vous connaissez donc la vérité, et toute cette audition n’est qu’une parodie.

— Si c’est le cas, fit John, elle suit le scénario que vous avez écrit.

— Je n’ai pas écrit un tel scénario. J’attendais de cette cour qu’elle instruise un procès en sorcellerie dans les règles.

— Maître Quill, il ne s’agit pas ici d’un procès en sorcellerie, mais de l’audition d’une requête. Vous n’avez pas l’air de saisir. Ces débats sont parfaitement dans les règles. Et je suis maintenant prêt à statuer sur la requête.

— Mais vous n’avez pas interrogé Alvin Smith !

— D’accord, fit John. Monsieur Smith, comment allez-vous aujourd’hui ?

— J’suis tanné d’porter des chaînes, Votre Honneur, sinon j’ai bon pied, bon œil.

— Avez-vous eu commerce avec Satan ?

— J’suis pas sûr de qui vous parlez », fit Alvin.

John fut surpris. Il s’attendait à un simple « non ». « Satan, répéta-t-il. L’ennemi de Dieu.

— Ben, si Satan ça veut dire ennemi de Djeu, j’en ai connu des masses dans ma vie, dont maître Quill icitte.

— Votre Honneur ! se récria le sorceleur.

— Rasseyez-vous, maître Quill, ordonna John. Monsieur Smith, vous avez l’air de délibérément comprendre de travers ma question. N’abusez pas de ma patience, je vous prie. Satan, tel qu’on le conçoit d’ordinaire, est un être surnaturel. On vous accuse d’avoir reçu de lui des pouvoirs et d’obéir à ses ordres. Avez-vous hérité de pouvoirs magiques de Satan ou lui obéissez-vous ?

— Non, monsieur, répondit Alvin.

— Plus précisément, avez-vous déclaré à Purity Orphelan que vous commerciez avec Satan, ou bien vous a-t-elle vu en sa compagnie ?

— Si vous voulez parler du bougre rouge vif avec des griffes d’ours, des pieds fourchus et des cornes dessus la tête, fit Alvin, j’l’ai jamais vu et j’ai jamais eu d’ses nouvelles. Il m’a jamais envoyé de mot d’billet. J’l’ai senti, ça oui, mais seulement quand j’étais tout seul avec Quill. »

John secoua la tête. « J’ai le sentiment que vous ne prenez pas cette instruction au sérieux.

— Non, m’sieur. Ça, je r’connais.

— Et pourquoi donc ? Ne comprenez-vous pas que votre vie dépend peut-être de l’issue de cette audition ? »

Alvin se leva et se retira les menottes des poignets aussi facilement que des mitaines. Il secoua les pieds, et les fer de ses chevilles tombèrent par terre en cliquetant. « Par rapport que j’ai mon talent d’naissance. Pour c’que j’en connais, c’est Djeu, pas Satan, qui nous crée, alors mon talent, il me vient d’Lui. J’essaye d’en user comme il faut, pour le bien des genses. Ce que j’fais jamais, c’est m’en servir pour forcer mon prochain à agir contre sa volonté. Mais mon défendeur et vous, vous m’avez l’air décidés à forcer l’monde de Nouvelle-Angleterre à s’débarrasser de ces lois sus la sorcellerie, qu’ça y plaise ou non. Maître Quill est un serpent tortueux, mais on abolit pas toutes les lois jusse pour attraper quèques menteux. »

En-Vérité avait posé la tête sur son bureau. John, qui tremblait à la vue de pouvoirs surnaturels aussi manifestes, constatait que ce n’était pas une révélation pour l’avocat anglais.

Alvin parlait toujours. « J’voulais tenir le coup et voir comment vous deux vous trituriez les lois sans trop en violer, mais ma femme a besoin d’moi tout d’suite et j’veux pas gâcher une minute de plusse icitte. Sitôt que j’aurai l’temps, je m’en r’viendrai mettre ces affaires au clair. Votre Honneur, par rapport que j’vous crois honorable, justement. Mais pour le moment faut que j’m’en aille aut’ part. »

Alvin prit la direction de la porte au fond de la salle d’audience.

Quill bondit sur ses pieds et voulut l’arrêter. Ses mains glissèrent sur le forgeron comme s’il s’était enduit de graisse.

« Arrêtez-le ! s’écria le sorceleur. Ne le laissez pas partir !

— Huissier, fit John. Monsieur Smith a l’air de s’enfuir. »

Alvin se retourna face au juge.

« Votre Honneur, j’croyais que c’était pas mon procès. J’croyais que c’était l’audition d’une requête. Vous avez pas besoin d’moi icitte. »

En-Vérité se leva. « Alvin, qu’est-ce que tu fais de Purity ?

— On la pendra pas, dit Alvin. Avant que t’en aies fini, sûrement qu’elle sera reine d’Angleterre.

— Attends une minute, Alvin », reprit En-Vérité. Il se tourna vers John Adams. « Votre Honneur, je demande à la cour de relaxer mon client sous sa propre caution, sur la promesse qu’il se présentera de nouveau à la cour demain matin. »

John comprit ce qu’il lui demandait et décida de donner son accord. La fuite deviendrait une relaxe légale. « La présence du prévenu n’étant pas indispensable à cette audition, et la preuve étant faite qu’il s’est jusqu’ici soumis volontairement à son emprisonnement, la cour l’estime digne de confiance. Relaxé sous sa propre caution, charge à lui de se présenter au tribunal à dix heures demain matin.

— Merci, Votre Honneur, dit Alvin.

— Un scandale ! s’écria Quill.

— Rasseyez-vous, maître Quill, fit John Adams. Je suis prêt à statuer sur la requête. »

Quill se rassit lentement tandis que la porte se refermait sur Alvin Smith.

« Votre Honneur, dit En-Vérité Cooper, je dois vous présenter des excuses pour la conduite de mon client.

— Asseyez-vous, maître Cooper, fit John. J’ai pris ma décision. Je vois parfaitement ce qu’a voulu dire monsieur Smith. Il n’appartient pas à la cour d’abolir le droit pour rendre la justice. Les deux requêtes sont donc rejetées. »

Quill ouvrit largement les bras. « Dieu soit loué !

— Pas si vite, maître Quill, fit John. L’audition n’est pas terminée.

— Mais vous avez statué.

— Au cours de cette audition, j’ai eu la preuve formelle de l’inconduite des fonctionnaires désignés sous le nom d’interrogateurs ou de sorceleurs. La nomination de ces sorceleurs relève des autorités ecclésiastiques, lesquelles chargent un jury d’experts en sorcellerie de s’assurer que les candidats sont correctement formés. Cependant, l’autorisation véritable d’interroger et de servir comme fonctionnaire de la cour est donnée par le gouverneur au candidat qui doit au préalable prêter serment devant un juge. Cette autorisation est requise pour qu’un interrogateur ait voix au chapitre dans une cour civile et engage un procès en sorcellerie. Les autorisations des sorceleurs tombent sous le coup de la loi qui régit la délivrance des permis à tous les agents gouvernementaux non spécifiés dans un quelconque article. En vertu de cette loi, votre autorisation peut vous être retirée par un fonctionnaire judiciaire de l’échelon de magistrat ou plus élevé, qui découvrirait que vous vous êtes servi de votre charge contre les intérêts de la communauté. C’est justement ce que j’ai découvert. Maître Quill, je déclare donc que votre autorisation et celle de tous les autres interrogateurs de l’État du Massachusetts sont suspendues.

— Mais vous ne pouvez pas… Vous…

— En outre, je déclare que tous les interrogatoires menés sous couvert de cette autorisation sont frappés de nullité. J’ordonne qu’aucune procédure judiciaire ne reprenne tant qu’on n’obtiendra pas d’auditions où l’on présente des faits preuves à l’appui, selon le règlement en vigueur dans les cours civiles, les seules compétentes pour délivrer les autorisations. Si vous-même ou tout autre interrogateur en sorcellerie ne pouvez démontrer que les faits présentés à la cour répondent aux critères des cours civiles, la suspension de votre autorisation sera maintenue. Et, tant que votre autorisation restera suspendue, aucun représentant de la loi en Nouvelle-Angleterre n’aura le droit d’arrêter, d’emprisonner, d’enfermer, d’accuser ou de juger quiconque sur les ordres d’un interrogateur ; et, comme la loi exige qu’un sorceleur tienne le rôle de procureur dans tout procès en sorcellerie de Nouvelle-Angleterre, j’ordonne qu’aucun procès de ce type ne s’ouvre en Nouvelle-Angleterre tant qu’un interrogateur muni d’une autorisation valide ne sera pas en mesure de prendre en charge le ministère public. »

Les mots coulaient de la bouche de John comme l’eau d’une source. Il avait l’impression de chanter. Il avait parfaitement saisi le point de vue d’Alvin Smith. Mais à l’instant où il avait compris qu’il lui faudrait, pour l’honneur, rejeter les requêtes habiles de Cooper, une nouvelle perspective s’était ouverte dans son esprit et il avait vu comment mettre un terme aux procès en sorcellerie en se servant, non pas de précédents judiciaires pour supprimer la loi, mais d’une autre loi pour l’emporter sur la première.

« Je déclare cette audience ajournée. » Il donna un coup de marteau. Puis un second. « Je rappelle la cour à l’ordre dans l’affaire de l’État contre Alvin Smith et Purity Orphelan. S’agissant d’un procès en sorcellerie, nous ne pouvons l’ouvrir sans la présence d’un interrogateur muni d’une autorisation valide. Y a-t-il un interrogateur en possession d’une telle autorisation dans la salle ? »

John posa sur Quill un regard malicieux. « Vous, monsieur, vous me semblez assis au bureau du procureur. Avez-vous une telle autorisation ? »

Quill comprit qu’il avait perdu. « Non, Votre Honneur.

— Bien, reprit John. Comme je ne vois pas d’autre candidat présent, me semble-t-il, pour tenir le rôle d’interrogateur, je n’ai d’autre choix que de déclarer ce procès abusif et illégal. Je prononce le non-lieu. Les prévenus sont libres de s’en aller. Monsieur Smith n’a pas obligation de revenir au tribunal. La séance est levée. »

Quill se leva sur des jambes tremblantes. « Si vous croyez pouvoir vous en tirer comme ça, vous vous trompez, monsieur ! »

John l’ignora et s’éloigna de son bureau.

« Nous aurons d’autres autorisations ! Vous verrez ! » cria Quill dans le dos du juge.

Mais John Adams savait une chose qu’avait oubliée Quill. Les autorisations ne se délivraient que sur décision du gouverneur. Et John ne doutait pas que Quincy refuserait d’en délivrer tant que l’Assemblée du Massachusetts n’aurait pas trouvé le temps de rédiger une nouvelle loi sur la sorcellerie qui supprimerait le poste d’interrogateur et nécessiterait une présentation réglementaire des faits pour pouvoir s’exercer, y compris le droit de l’inculpé de ne pas être contraint à témoigner. L’Église avait le droit, bien entendu, d’engager des procès en sorcellerie quand elle le voulait, mais la peine maximum dans les cours ecclésiastiques ne dépassait pas l’excommunication de la congrégation. Et elle ne l’infligeait qu’à des gens qui ne fréquentaient pas assez souvent les lieux du culte.

Lorsque la porte du cabinet se fut refermée derrière lui, John ne put se retenir. Il dansa une petite gigue autour du local en chantant une chansonnette enfantine.

Puis il se rappela Alvin Smith, ce qu’il lui avait vu faire, et il se calma aussitôt.

Il s’assit dans son fauteuil de peluche et s’efforça de comprendre ce qu’il avait vu. John n’avait jamais cru aux talents qui défiaient les lois de la nature, mais maintenant il se rendait compte qu’il en était venu à cette conviction, non parce qu’ils n’existaient pas, mais parce que personne n’osait se servir de tels pouvoirs en Nouvelle-Angleterre où la pendaison punissait pareil délit. Les lois sur la sorcellerie se trompaient, nullement parce que ces pouvoirs étaient totalement imaginaires, mais parce qu’ils n’émanaient pas nécessairement de Satan. À moins que si.

Avait-il mis à mal les lois sur la sorcellerie au moment même où il avait la preuve qu’on en avait besoin ?

Non. Cooper n’avait peut-être pas réussi à imposer ses requêtes, mais son point de vue si. C’était uniquement le témoignage falsifié des sorceleurs qui associait Satan aux talents. Sans eux, les talents n’étaient que des dons innés. Que certains soient extraordinaires ne classait pas forcément leurs détenteurs dans les rangs des bons ou des mauvais. Rien ne prouvait non plus qu’on avait utilisé les lois sur la sorcellerie contre des gens dont les pouvoirs magiques représentaient vraiment un danger. À l’évidence, si Alvin Smith n’avait pas voulu se retrouver enfermé, aucune prison n’aurait pu le retenir. On n’avait donc condamné que les possesseurs de talents relativement légers et inoffensifs. C’était une loi qui n’atteignait aucun des objectifs qu’on lui avait fixés. Elle ne protégeait personne et nuisait à beaucoup. Une bonne chose de s’en débarrasser.

Mais, en attendant, il y avait Alvin Smith. Quel jeune homme étrange ! Se sauver de son propre procès parce qu’il croyait que son avocat allait le faire acquitter au prix de préjudices envers l’ensemble de la société – était-il vraiment à ce point altruiste ? Le bien de ses semblables lui importait-il davantage que sa propre réputation ? D’ailleurs, pourquoi était-il resté ? John le savait sans avoir à le demander. Tout comme Hezekiah l’avait supplié d’empêcher qu’on fasse du mal à Purity, Alvin était resté exprès pour le procès afin de lier le sort de Purity au sien. Or, quoi qu’il arrive, Purity ne risquait pas d’être pendue. Alvin avait le pouvoir d’y veiller.

Mais ce n’était pas suffisant pour En-Vérité Cooper. Sauver son ami, sauver cette fille ne lui suffisaient pas. Il lui fallait sauver tout le monde. John comprenait son aspiration. Il l’avait lui-même éprouvée. On l’en avait empêché et il en souffrait. Pas de la même façon qu’Hezekiah Study, évidemment. Mais Cooper leur avait enfin fourni à tous deux l’occasion de racheter leurs insuccès passés. Un beau cadeau. Cooper était peut-être adroit pour son propre bien, mais il mettait son art au service d’une bonne cause ; beaucoup d’hommes plus adroits que lui pouvaient en dire autant.

Les talents. Alvin Smith était capable de faire couler le fer comme du beurre fondu. Et moi, quel est mon talent ? En ai-je un ? Peut-être celui de tenir mon cap où qu’il me conduise. L’obstination. Ce serait un don de Dieu, non ? Auquel cas, j’irai jusqu’à dire que j’ai reçu plus que ma part. Et quand Dieu me jugera un jour, il devra reconnaître que je n’ai pas étouffé mon talent. Je l’ai partagé avec tout mon entourage, à sa grande consternation.

Ce qui fit bien rire John Adams, seul dans son cabinet.

Flammes de vie
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